J'ai 27 ans et je suis ripeur, l'homme éboueur,..... Jeff Sourdin..
Excellent article de Ouest France ce matin
Ils passent chez vous. Parfois à pas d'heure. Souvent invisibles. Toujours furtifs. Ils vont vite en besogne. Sans les ripeurs du camion benne, la vie serait invivable. Ils sont 350 000 en France à embarquer et trier nos poubelles. Jeff Sourdin, l'un d'eux, a rendus on tablier et pris la plume. Il raconte ce métier de l'ombre.
À 2 h 22, Jeff se force à avoir envie d'un café et d'une tartine. À 2 h 58, le gros camion insatiable s'ébranle dans un barouf du tonnerre : « Avec Jean, nous sommes les deux piquets plantés à l'arrière. » Car le ripeur voyage dans la nuit sur un marchepied, comme les valets de fiacre du temps des carrosses. Le temps urge, la nuit va devenir demain : « Nous avons quatre heures pour débarrasser la ville de sa fange. » Une tournée vaut 150 km. Et pèse dix tonnes de rebut.
Accroché à sa Batmobile à l'haleine chargée, Jeff a butiné en Mayenne. Bonchamp, Gorron, Chailland, Ernée : quadrilataire des lève-tôt. Les mêmes gestes dans les mêmes rues des mêmes bourgs, à regarder la pelle des entrailles de l'engin qui « broie sans états d'âme. »
Avec Guy, Jean qui roule ses clopes d'une main « et qui a l'air plus vieux sous la pluie », Robert et Gyslain, tout l'équipage nomade des braves gars qui interpelle fraternellement le gamin : « Alors combien de temps restes-tu encore avec nous ? »
Car Jeff est troué de questions comme un arpète en transit : « Enfant, j'étais du côté des perdants. Je faisais équipe avec les mal habillés, les mal lotis, les mal embouchés. »
À 15 ans, on ne rêve pas d'être « ripeur ». C'est le nom de ce métier honorable, mais mal honoré qui consiste à balancer, sur le bon tempo cadencé, les sacs dans la poche marsupiale du camion qui fait route pêche.
Deux années blanches en sociologie à Laval ont plombé les chimères du jeune homme rêveur. Il ne se plaint pas ni ne geint. Il a un boulot à temps plein. Il vit chichement à Ernée. Il met même des sous de côté. Il joue au foot le dimanche sous un maillot violet. Sa vie lui va.
Mais il y a le monde. Notre monde qui jette à tout va, consomme tout pareil et qui s'enivre du mot « durable » jusqu'à l'écoeurement.
« Essayez de dire :'Je suis éboueur' »
« Contrairement à nos élites bien pensantes, je ne peux pas fermer les yeux là-dessus, je les vois tous les jours, moi, ces aliments flotter sous mon nez au fond de ma benne. Je les vois et je sens leur odeur, elle m'accompagne toute la journée. »
Et puis il y a les filles. C'est important les filles, à 27 ans. « Éboueur est un mot qui ferme une discussion. » Et vous cause bien des râteaux douloureux quand vous manifestez des bouffées de tendresse : « Faites l'expérience de répondre Je suis éboueur à la question de votre profession. Dans neuf cas sur dix, son visage se décompose, ses yeux fuient les vôtres, comme si vous lui aviez annoncé votre cancer. Faites la même expérience en répondant je suis astrophysicien... »
Au fil des tournées, Jeff va finir par cerner la nature profonde de son boulot : « Dans le monde des hommes, comme tout voyageur, le ripeur reste un étranger. » Parfois, quand on le presse de questions sur ce qu'il fait, il répond, évasif : « J'essaie de soigner quelques maux de notre société ». Ce qui est imparable. Et donne à penser.
Et puis, il va trouver Marie sur la marelle fragile de sa vie. Marie, la bibliothécaire blonde d'Ernée qui croise sa route, le prend sous son aile et le fait décoller. Marie qui part à Paris et l'emmène avec lui. Le persuade que leurs plus beaux souvenirs d'enfants du siècle sont devant eux : « Une clé, une portière, un moteur, je m'éloigne. » Le ripeur a ripé.
Depuis, Jeff Sourdin n'a pas oublié. Quoi de mieux qu'un livre pour adresser un signe amical à son ancien labeur ? « Il y a une grande honnêteté et une grande franchise dans ces métiers-là. » Son roman est un hommage à ce travail peu visible et omniprésent, écrit à l'encre vraie. Et fraîche. Il a envoyé son manuscrit à une maison d'édition. S'est hissé aussi sec dans un avion. Là, il est au Mexique. Il musarde. Revient en juillet prochain. Il n'a pas oublié son marchepied des nuits de Mayenne « quand je me prenais pour le Ben Hur des poubelles ». Quand le réveil sonnait à 2 h 10.