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Bonheur fantôme - Anne Percin Rouergue,

petitefolie
Bonheur fantôme ~ Anne Percin  Rouergue, coll. La brune, 2009 - 220 pages - 16,50€

bonheur_fantome

 

 

Premier chapitre

Bonheur fantôme

Anne Percin

Chaque jour un roman de la rentrée

1.

Les Champs baillés

Tout est liquide ce soir. Il pleut depuis plusieurs heures, le sol est si détrempé que la pluie fait un bruit mou en touchant la terre. Un bruit d’éponge pressée, un bruit de baiser qui dégoutte de salive. Pas de vent, juste l’eau qui coule en nappes épaisses, sirop de pluie. Pas de lune. La silhouette squelettique du pommier s’est diluée dans l’obscurité.

Heure molle, heure froide, paysage en lavis. Nuit d’encre.

J’écoute à la radio la voix démodée de chanteurs morts depuis longtemps. Les chats ronronnent, les chiens ronflent. Je viens de nettoyer un stylo-plume dont je n’avais pas dévissé le capuchon depuis dix ans. J’ai vidé le tiroir à cendres du fourneau, balayé les feuilles mortes qui couvraient l’allée du jardin et poussé le verrou de ma porte.

Les camions filent sous la pluie, font frissonner les murs, vibrer les vitres.

J’habite une maison en bordure de la route, dont me sépare une clôture de ciment digne d’un poste de garde-barrière. C’est de la campagne sincère, sans apprêts, sans folklore. Rien qui arrête l’oeil, sauf un chêne isolé dans un pré. Ma maison non plus ne retient pas l’attention, offerte à tous les vents. Pour un citadin qui rêverait de se mettre au vert, ce serait une résidence secondaire de cauchemar. Qui voudrait passer le dimanche de Pâques avec ses gosses à chercher des oeufs en chocolat au bord d’une départementale entre La Flèche et Le Mans ?

Je vis en bordure du néant, en rat des champs. Comme dit ma mère, « marginal, mais pas méchant ».

La Sarthe, pour moi, est sans mémoire. Je n’y ai pas d’attaches, pas de passé. Depuis que je suis là, ça va faire dix-huit mois, je me répète qu’en cas d’urgence, je partirais. Toujours plus loin, Petit Poucet fou qui jetterait des cailloux en avant, n’importe où, pour continuer à se perdre. Si ça devait ne plus aller, je prendrais un train, n’importe lequel, je me jetterais dedans. Il y a une dizaine d’années, j’étais plutôt du genre à passer dessous. Mais pour me défaire de ma peau d’homme de vingt-huit ans, je sais désormais qu’il y a d’autres moyens.

Quand je revois quelqu’un de ma vie d’avant, il me dit que je n’ai pas changé. C’est sûrement vrai. Pourtant je change à chaque minute, comme tous les vivants. Ça passe, ça file, les années, les idées… Comme des nuages dans le ciel. Je suis quelque part - je peux presque sentir où en l’écrivant - un peu en avant de ma tête, en un point précis qui se projette et flotte, et de là, je me vois. Je me demande si tous les hommes connaissent ce genre de flottement, ou s’ils adhèrent à eux-mêmes, englués dans leur identité, indécrottables, indivisibles. Je me vois comme une pierre à l’image de mon nom, mais pas de ces cailloux dont on sème les chemins, dont on construit des murs, dont on pave des routes. Plutôt le genre rolling stone.

Je n’ai jamais beaucoup travaillé.

 

D’abord, on ne m’emploie pas. Je m’emploie, tout seul, comme un grand. Depuis plus d’un an, par exemple, je rédige la biographie d’une femme oubliée. Elle peignait des vaches et s’appelait Bonheur, ce qui aurait pu suffire à lui assurer une gloire éternelle. Je tente de réparer l’injustice, entreprise prétentieuse mais, après tout, j’ai encore la jeunesse pour excuse. Le projet n’en est qu’à ses balbutiements mais, dans mes jours fastes, je me dis que ce sera formidable, que mon livre sera un best-seller - le pire, c’est que j’y crois.

À part ça, comme il faut bien gagner sa croûte, je collecte des vieilleries, que je vends en brocante et dans une petite boutique de La Flèche dont le pas-de-porte ne me coûte presque rien, puisque c’est le curé qui me le cède pour des raisons que je raconterai peut-être si tout va bien et puisque mon stylo se décide apparemment à cracher de l’encre en continu.

Je m’emploie aussi, à titre gracieux, à nourrir les animaux que la Providence dépose devant ma porte. J’ai recueilli successivement un chien naufragé de la route, puis un molosse au passé louche. Une chatte a échoué chez moi un soir d’orage et je l’ai gardée. Je ne l’avais jamais vue avant. Autour de son cou, une pelade fraîche indiquait l’abandon récent, le collier vite enlevé… Depuis, elle croît et se multiplie. Bien sûr, ses chatons ne restent pas, je les pousse à l’aventure, alors ils courent le pays et reviennent chez moi, aux temps mauvais, se retrouvent, font leurs petites affaires. Ma grange est un hôtel de passe, la banquette arrière de ma Citroën, une maternité.

Voilà ce que je fais, ce que j’ai, comment je vis ou à peu près. Vu de loin, peut-être cela paraîtra-t-il louche, boiteux, difficile même. Ma plus proche voisine va sur les quatre-vingts ans, elle vit seule et me dit souvent : « Mon petit Pierre, je sais bien ce que c’est que de tirer le diable par la queue, allez ! » Et elle me regarde avec compassion derrière ses lunettes.

 

 

L'âged'ange.jpg


 


 

 

Pourtant, je me sens si bien dans cette vie que parfois j’ai peur que ça ne se voie trop et qu’on ne vienne m’enlever tout. Mais c’est une pensée idiote que je refoule parce que, sinon, « dans la vie, on n’avance pas », elle dit ça aussi ma voisine - j’ai de la chance d’avoir une voisine comme elle : à Paris, je payerais pour m’entendre prodiguer ce genre de conseils.

Mais ce que je voudrais écrire encore ce soir, tout de suite avant que la pluie ne s’arrête et que je n’aille ouvrir la porte pour laisser pisser les chiens dans la nuit, c’est que je suis pur.

C’est une drôle d’idée, je sais, d’annoncer ça d’emblée.

En plus, c’est un vilain mot. Un mot trop court, écorché, saignant, malpropre, qu’on n’a même pas envie de prononcer, tant nous en dégoûtent les relents de morale et de foi qu’il dégage. Alors si je l’emploie, qu’on me fasse l’amitié de croire que ce n’est pas par plaisir. J’en dis des choses, par plaisir parfois, c’est vrai. Mais ce mot-là, je suis allé le chercher très loin, en des terres arides et sans agrément, quelque part très loin en moi. Je l’ai pris parce que c’est le seul qui m’allait, tant pis si sa laideur triste me cache plus qu’il ne me dévoile.

Pur ne signifie pas constant, ni chaste, ni angélique. Certainement pas simple, ni transparent.

Être pur, c’est une obstination. Je m’entête à assumer un tissu de contradictions et, peut-être, de mensonges. C’est une façon de me dire fidèle. À moi-même, et à ceux qui ont compté.

 

Les premiers romans sélectionnés par l’Humanité seront disponibles au village du livre de la Fête de l’Humanité.

 

En librairie le 19 août Éditions du Rouergue. 220 pages, 16,50 euros


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Commentaires
É
<br /> J'aime cette écriture, légère et gaie. On s'y croirait... Bisous !<br /> <br /> <br />
Répondre
P
<br /> oui cela donne l envie de lire la suite, bizzzz<br /> <br /> <br />